Je vous propose la lecture de cet appel dont je suis signataire.
L’absence actuelle de vrai débat public sur la place de l’art et
de la culture dans notre société est un symptôme historique extrêmement
inquiétant.
Elle
annonce, pour la première fois depuis la Libération, le risque d’abandon d’une
part fondamentale de l’histoire de notre pays.
Une part
de notre histoire dont est issue la valeur accordée aux choses de l’esprit, à
travers notre littérature, notre théâtre, les arts et leur circulation, dans la
vision du monde que nous partageons et la place que nous avons su leur donner
dans notre vie réelle. Cette absence fait planer la menace d’une défaite devant
l’invasion délétère de l’esprit marchand imposée par ce que l’on nomme
« globalisation ».
Les
politiques qui refusent l’ordre néolibéral doivent le comprendre : non
seulement la culture - au sens le plus large du mot -, est un enjeu
fondamental de civilisation, mais c’est aussi pour eux un atout politique
majeur.
Comme le
dit le grand dramaturge Edward Bond, « que nous resterait-il aujourd’hui
des Grecs s’ils ne nous avaient laissé une philosophie, un théâtre, une
mythologie, des temples, des statues ? » Autrement dit un immense
arrière-plan artistique et culturel créé à partir d’outils symboliques :
une langue, des codes, des signes qui nous relient à une mémoire commune, à une
volonté d’être ensemble et de rencontrer l’autre, de se frotter à l’inconnu,
qui nous constituent en tant qu’êtres pensant, rêvant, imaginant, désirant,
créant, construisant l’improbable avenir.
Ce sont
ces outils qui nous permettent de nous penser, de nous ressentir, autrement
qu’en tant que consommateurs ou marchands…
Notre
histoire récente fut traversée de soubresauts où cette aspiration - ce désir
collectif, parfois confus, souvent éclatant et vibrant - s’est manifestée. Des
outils ont été construits avec le Conseil National de la Résistance. C’est ce
que l’on appelle « le service public de la culture ». Il ne s’agit,
en réalité, de rien d’autre que la manifestation concrète, politique, d’une volonté
de donner à l’esprit sa vraie valeur dans la collectivité.
Ce
service public, qui en France fut incarné par un ministère de la Culture, est
en passe d’être démantelé.
Deux
événements peu commentés, font figure de symptôme.
Au moment
précis où plusieurs études alertent sur la désaffection de la lecture parmi les
jeunes Français, la direction du Livre du Ministère a été supprimée l’automne
dernier ; celles du théâtre, de la musique, de la danse et des arts
plastiques ont depuis subi le même sort.
Dans le
cadre d’une révision générale des politiques publiques qui veut tout soumettre,
y compris l’inquantifiable, à la « rationalité économique »,
l’ensemble des directions artistiques sont réduites à une Direction générale de
la création artistique, coincée entre une Direction des patrimoines et celle
des médias et des industries culturelles.
On peut
craindre que l’art ne soit plus la priorité de ce ministère...
La même
rationalité économique a présidé aux débats du Forum d’Avignon :
« économie et culture », présenté comme un « Davos de la
culture ». Le symbole est fort. Au moment où la « crise » prouve
l’inanité des dogmes néolibéraux qui dominent l’Europe, la culture devient
l’ultime nappe phréatique où puiser, au service d’intérêts qui lui sont totalement
étrangers.
Quel
crédit porter à une « économie créative » initiée par des dirigeants
d’entreprises comme Nicolas Seydoux, Didier Lombard et Axel Ganz ? Que
peut véhiculer une telle « culture », réduite et instrumentalisée par
les impératifs d’une « économie de la connaissance ? »
Dans
l’Europe néolibérale, un faisceau de signes innombrables converge vers la
destruction de ce que nous appelons l’humain. Brutalité d’une main, propagande
de l’autre, encouragement général à cesser de penser et échanger. Cet
encerclement qui concerne tous les aspects de nos vies tend à faire de chacun
un individu dénué de sens collectif. On peut s’inquiéter de ce qu’il
adviendrait d’une civilisation déjà très altérée par un individualisme stérile,
une fois amputée ce qu’il lui reste de capacité à utiliser le symbole comme
moyen d’échange et de construction d’une richesse culturelle commune.
À leur
échelle, de nombreuses collectivités territoriales, avec des politiques qui
prennent en compte différents niveaux de l’action artistique et culturelle et
pallient les désengagements de l’État, tentent de résister à ce
rouleau-compresseur. Comment pourront-elles agir demain, face à un gouvernement
qui risque de les priver de toute marge de manœuvre en leur déniant la compétence
culturelle ?
Il est
temps de l’affirmer : nous avons ici des valeurs essentielles à défendre
et à promouvoir.
Ces
valeurs, ne doivent pas, sous peine d’effacement, se soumettre à la tyrannie du
chiffre. Voici un débat public qui mérite vraiment d’être ouvert !
27
janvier 2010.